J'ai faim, bordel, j'ai faim. Je veux manger un truc bien gras, un sandwich avec une tonne de fromage, de salade, et un steak à faire pâlir tous les plus grands mangeurs.
Je veux des frites remplies de sauce mayonnaise, quoi que le ketchup m'irait aussi, tant que ça dégouline partout et que ça donne une profonde envie de le manger avec les doigts.
Je finirais même par une glace, avec un tas de garniture au chocolat en tout genre et pourquoi pas un coulis au caramel ou quelque chose comme cela.

Alors au lieu de continuer de fabuler sur mon incroyable repas, je m'avance d'une démarche qui ne colle qu'à moi, vers l'endroit qui pourra me donner ce que je désire.
Oui, parce qu'à ce niveau là, c'est carrément un désir de manger jusqu'à ce que j'ai l'impression que mon ventre veuille exploser.
Je marche donc en direction dudit endroit lorsque je remarque quelqu'un qui je pense doit venir avec moi. Pas pour lui offrir un spectacle comme la dernière fois, non aujourd'hui je ressens une bonté d'âme que je ne possédais pas la dernière fois.
Peut être que cela vient du fait qu'aujourd'hui Keira n'est pas là pour me regarder me pavaner devant elle comme l'aurait fait n'importe quel prédateur.
Bon d'accord, je suis mauvais joueur, j'étais loin d'être un prédateur, juste le tortionnaire de son cœur.

- Psssstt !

Que je m'entends hurler alors que je voulais le chuchoter.

- Et toi ! Toi là ! Viens manger avec moi, faut que j'te cause, c'est au sujet de Keira.

Ça va lui donner envie de venir ça, croyez-moi.

Les derniers jours sont une folle confusion. Le soleil s'est peut-être levé, je n'ai pas remarqué. Mon corps s'est laissé avaler par la chambre de Jason. Les livres qu'il aimait et que je n'ai jamais lu. L'appareil qui accumulait la poussière comme une antiquité. Les aquarelles sèches depuis longtemps qui pendaient toujours à la fenêtre. L'éternel sentiment qu'il reviendra m'arracher à cet oubli. Il ne faut pas se berner, cet oubli, c'est moi qui le crée. Je le crée de mes mains. C'est ma seule création. Je n'ai pas les yeux de Jason, ni ses doigts ou son talent. Il a emporté tout ça au ciel, me laissant avec ses reliques. Prêt à être mis au placard. Il est mon inoubliable. L'inoubliable d'un oublié. Le coeur que j'ai n'a plus la capacité d'aimer à nouveau. Il aimera le vieux, ceux que j'ai apprivoisés de mon absente présence. Ceux qui ensemble créent de leur oubli le spectre de mes apparitions. J'ai sous les ongles la poussière de mon frère. J'ai autour du coeur une toile à ses couleurs. Faut pas me quitter, Jay, faut pas me faire ça.

Il s'éloigne avec le temps. J'aurais voulu qu'il soit là. Qu'il me tape gentiment entre les omoplates. Qu'il me pousse un peu vers Keira, avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'elle n'ait effacé mon prénom de ses souvenirs. Jason aurait su, comme il a su pour Lita. Je me souviens des yeux qu'elle a. Jason devait aimer y dessiner des étoiles. Il devait aimer qu'elle soit jolie mais que personne avant ne le lui ait dit. Il devait l'aimer. Je crois qu'il l'aime encore.

Les murs se rapprochent me coinçant entre les gens. J'ai entre les mains mon demain, mais je ne sais pas quoi en faire. Je n'ai pas vu Keira depuis l'autre jour et je me suis efforcé qu'elle ne me voie pas. Parce que malgré tout. Même si elle oublie, elle m'aura offert la joie de quelques sourires et la chaleur de sa main réchauffera ma solitude.

- Psssstt !

Un peu plus et je passais mon chemin. Ça me tord l'intérieur, de penser à la dernière fois où j'ai vu Morgan, . . . et Keira. Je regarde derrière moi, me disant qu'il devrait parler à quelqu'un d'autre. Un quelqu'un plus grand et plus fort, ce géant qui est dans ma classe. Cette armoire à glace dont je ne voudrais pas me faire remarquer. Je ne sais pas, il ne doit pas me parler. Les gens bien en vue comme lui, ne trainent pas avec les gens comme moi.

- Et toi ! Toi là ! Viens manger avec moi, faut que j'te cause, c'est au sujet de Keira.

Peut-être que je suis trop docile, mais je m’assois face à lui, ne sachant pas dire non, ne sachant pas faire. On pourrait me faire faire bien des choses, si on y mets le nom de Keira. Alors je suis là, avec Morgan, qui me donne la chair de poule, comme s'il avait la force de m'enlever Keira, quand il le décidera, comme s'il savait jouer avec les gens, alors que je ne connais pas les règles et que la partie a déjà commencé. Faudra m'apprendre, je suppose.

« Bonjour Morgan. » Est tout ce que j'ai réussi à sortir. J'essaie de sourire, mais ça doit ressembler au visage de quelqu'un qu'on vient de poignarder. C'est le mieux que je puisse faire, j'ai pas appris à vivre avec les vivants, ma maison est hantée par les morts.

Il n'hésite même pas et ça me fait arquer les sourcils, quoi.
Je le vois qui se poste devant moi, assis malgré lui pour Keira. J'ai envie de vomir un peu, parce qu'il dégouline d'amour et bordel ça se voit. Ça se sent, sa transpiration pue l'admiration pour la Purity de l'école, j'sais même pas ce que je dois en penser, si je dois avoir pitié ou putain l'admirer.
Je veux dire, c'est pas souvent que quelqu'un assume autant ses sentiments, enfin, tout en tentant de le cacher quoi. Ouais donc ce que je veux dire c'est que même s'il ne le hurle pas sur les toits, c'est pas tout le temps qu'on voit dans les yeux des gens comme ils peuvent en aimer d'autres passionnément.
Pour ce que je sais de l'amour ... J'sais pas si toutes ses foutues pensées servent à quelque chose en réalité.

« Bonjour Morgan. »

Woh, c'est solennel, c'est vicieux, ça fait mal dans sa voix, je le blesse en existant, ça me plait, putain de moi.
J'ai envie, ça me titille, ça me tracasse, bordel ça pétille en moi, c'est si simple de le torturer quand c'est si difficile de l'aider.
Je pose ma tête entre mes deux mains, un brin désespéré. Je cherche par où commencer.
Je me dis que peut être je devrais y aller en faisant quelques détours, ne pas le choquer directement, la pauvre petite chose puritaine qu'il est.
Tout d'abord il me faut poser deux trois petites questions. Bon, bon, bon ... Morgan on prend juste une petite inspiration et on y va, on joue au con.

- Salut Jake, comment tu vas ? Pas trop frustré de la dernière fois ?

En douceur Morgan, en douceur ! Mais là après tout ma phrase est juste civilisée n'est ce pas ? Je lui dis bonjour et je prends de ses nouvelles, c'est juste parfait, non ?
J'hésite un peu a lui laisser le temps de répondre ou si j'enchaîne directement. Lui montrer que pour vivre il faut savoir avoir la langue déliée.

- Te fais pas de bile va, je l'ai pas touché Princesse Pureté.

Je lui dis en mangeant une frite cachée derrière un sourire satisfait. Fier de moi, quoi. J'ai su me retenir de ne pas l'envouter. Faut pas croire mais c'est un putain d'exploit.

- Tu peux donc officiellement arrêter de me détester.

Ouais parce que ça me chiffonne un peu de me savoir mal aimé. J'ai tellement l'habitude d'être admiré, adulé ... Rendant le monde dingue juste en marchant. Je suis géant.
Oh si on l'aurait pas compris, je lui ai pas laissé le temps de répondre au petit.
Après tout s'il veut apprendre un truc de moi, il faut qu'il sache d'abord me laisser parler. Qu'il se régale de m'écouter. On pourrait peut être devenir amis avant la fin de la journée.
Seulement si je promets que je vais sortir de la vie de Keira ? Hin vin ! Ça je ne peux pas ! Mission impossible quoi. Je suis sur qu'il comprendra.
Je pète un plomb alors qu'il ne m'a encore rien demandé, ok je penserais à m'excuser.

- Bon elle t'a reparlé depuis ?

Tu peux me dire la vérité. Je tenterais de ne pas rigoler, je ne suis pas qu'un connard, je sais faire preuve d'une certaine pitié. De dignité. Allez vas y, tu peux pleurer.

Morgan me regarde attentivement, comme si j'avais dit quelque chose de grossier. Comme si j'avais lâché une énormité. J'ai dit bonjour, c'est la politesse, c'est comme ça qu'on fait avec les gens, je crois. Il n'y a rien à faire, je sais pas m'y prendre. J'aurais du me taire et regarder mes pieds, manger mes mots étouffés. Ça aurait été facile de me retirer dans l'ombre et de ne jamais toucher cette réalité où les gens évoluent, où je n'ai pas ma place.

- Salut Jake, comment tu vas ? Pas trop frustré de la dernière fois ?

Mon coeur se serre. Les mots de Morgan touchent juste. C'est si frais que les blessures en suintent encore. Ça ne cicatrise pas sans la présence de Keira pour donner vie aux esquisses que forment mes ombres. Je suis parti. Elle a choisi Morgan, je crois, à ce moment là. Et jamais je ne pourrais lui en vouloir. Keira est un ange. Elle a posé les yeux sur moi et je ne pourrais jamais demander plus. Alors je me suis effacé. Comme j'aurais du le faire depuis longtemps. Je ne la mérite pas, c'est une évidence. Morgan ou pas.

- Te fais pas de bile va, je l'ai pas touché Princesse Pureté.

Dit Morgan comme s'il voulait passer pour le preux chevalier, grand et valeureux pour avoir respecté Keira, fragile et sans défenses. Elle ne le voit pas, mais elle est plus forte qu'elle ne le croit. Je me fais un sang d'encre quand je ne la vois pas. C'est plus fort que moi. Je voudrais veiller sur elle, mais ça ne se fait pas de s'imposer quand on nous a choisi un autre. Morgan semble si sur de lui, qu'il en sourit, comme s'il était amusé par des histoires que lui seul peut entendre. Ça me fait peur, cette confiance qu'il exulte. J'en ai peur, comme s'il aspirait celle des gens sans pouvoir faire autrement. Ce surnom qu'il donne à Keira a un goût de cendre. Elle est tellement plus. Je ne connais pas assez de mots pour lui rendre justice.

- Tu peux donc officiellement arrêter de me détester.

Je fronce les sourcils. Oh, Morgan. Je ne pourrais jamais te détester autant que je me hais. C'est pas la peine, je serai toujours invisiblement inexistant. J'ai essayé, pour Keira, je le jure. Sauf que ça fait partie de moi. Même avant ce pouvoir, j'avais déjà une place dans l'ombre de Jason. Et je m'y plaisais, en sécurité, à côté de mon frère. Sauf qu'il n'est plus là. Il me manque tous les jours sans que je puisse rien y faire. Je ne pourrai jamais le remplacer. Mon frère, mon ami. Morgan me fait peur quand il dit tout haut ce que je ne pourrais même pas penser tout bas. Je ne le réfutes pas, parce que je ne sais pas. Il m'intimides à blaguer sur Keira, à se moquer de mes façons. Parce que Morgan semble être un géant à mes yeux. Capable de m'écraser de ses mots.

- Bon elle t'a reparlé depuis ?

Non, ne dis rien. Ne lui réponds pas. c'est triste d'y penser. De compter les heures sans elle. De ne pas savoir quand je vais la revoir. Si je la revois un jour. Mes doigts sont tordus dans mon dos. Mes pieds sont recroquevillés sur eux-mêmes. Je me dis que ce serait si facile de partir, de me dissoudre dans l'air. Comme une illusion. Le fantôme d'un garçon qui ne sait pas exister. Mes paupières se ferment, et je m'entends répondre.

« Non, je crois pas qu'elle ait envie de me voir. »

Je me suis tenu loin. C'est tout ce qu'il faut savoir. J'imagine que Morgan aurait fait autre chose. Qu'il aurait fait ce qu'il faut. Qu'il s'en serait balancé et que tout se serait arrangé. Alors Morgan, qu'est-ce que je fais mal. J'y connais rien aux gens. Ils me terrifient, pas que Morgan puisse imaginer. Le temps est long quand on est seul, hors de vue.

J’attends une réaction, quelque chose qui prouve que le gonze est encore vivant.
Je voudrais bien le frapper, rien de bien méchant, juste une petite baffe quoi, pour lui donner un coup de fouet, un truc comme un électrochoc. Jake bordel, réveilles-toi. La vie elle est devant toi. Tu vas réussir à l’avoir ta Keira.
Je le vois fermer les yeux au ralenti et moi j’enfonce une nouvelle frite dans ma bouche. En fait j’ai même le temps d’en fourrer trois, et je me surprends moi-même, c’est fou, non ? Tout ce que je peux y rentrer dans cette bouche-là.
Et merde, Bam t’es où quand je dis des choses celles-là ? Jamais là quand il faut mon con.
Je tente de rajouter quatre frites de plus quand je le vois prêt à me répondre sans l’être vraiment. Et moi ? Putain l’idée des frites, je la sens pas.
Je prends la demi-seconde qu’il me reste pour en mettre une autre, parce que merde, je peux le faire.

« Non, je crois pas qu'elle ait envie de me voir. »

La sentence est tombée, bordel, je vais m'étouffer.
Encore une fois je vais mourir pour survivre après. C'est épuisant d'être immortel, vous savez ?
Je secoue la tête négativement, refusant de croire à ce qu'il vient de me planter, le mec il a vraiment rien compris à la vie.
Alors je m'énerve, j'sais même pas pourquoi, mais je suis beau quand je fais ça.
Je lève les mains en l'air tellement théâtralement que j'ai envie de rire à moitié.
Puis j'oublie que j'étais en train de tenter de battre le record de celui qui a le plus de frites dans la gueule, et je me mets à crier.

- Nom de dieu mais réveilles-toi !

Je crache la moitié de ce qui était dans ma bouche par la même occasion, merde, j'suis con.
Mais bon, je ne suis pas encore un cas désespéré, je m'en rends, ça veut surement dire que rien est perdu.
Et alors ? S'il a reçu de mes frites sur lui ? Tant mieux, c'est de l'essence de Morgan ça, petit gars.
M'enfin, quand même comme je suis polie, j'avale le reste avec de reprendre.

- Désolé. je suis fier de moi, avec ça. Si tu veux voir Keira, tu vas voir Keira. Sérieux, tu crois que les gens ont envie de me voir quand je me pointe à leur porte ? Bien sur que non ! Ils savent qu'ils me veulent quand je suis là. C'est aussi simple que ça.

Personne ne sait qu'il a besoin de Morgan avant que Morgan veuille bien de lui.
Parce qu'à la vérité ce ne sont pas eux qui prennent sur leur temps, non, c'est bien moi qui accepte de partager le mien.
Je veux dire, je suis une Star et ça peut bien faire ce qu'elle veut une star.
Même cracher la moitié de ses frites sur un de ses camarades de classe.
Je suis tellement bon, que je suis déjà excusé, c'est ça la classe, tu sais. Un genre de fantasme.

- Nom de dieu mais réveilles-toi !

Crie Morgan comme si on lui avait annoncé que l'univers est en pénurie de de frites et qu'il devra manger des légumes matin, midi et soir. Ça me laisse figé, sa voix qui porte, sa voix qui atteint les quatre coins de la pièce. Ça contrate avec ce silence lourd, chez moi, où tout ce que je sens c'est le regard absent de ma mère. Les quelques secondes où elle pose les yeux sur moi, avant de réaliser que je ne suis pas mon frère, sont les plus lourdes de cette agonie. On ne peut pas défier la fatalité. On ne peut pas demander au ciel de nous rendre ceux qu'il nous a pris, ceux qu'il nous a volé. La vie ne marche pas comme ça. J'espère en silence qu'elle crie, comme le fait si bien Morgan, qu'elle se moque, même si ça n'est pas avec cette légèreté que seul Morgan maîtrise. Peut-être ne sera-t-il jamais un champion d'arts martiaux, mais il sera le champion toutes catégories de ce qu'il sait faire comme personne, de ces vérités qu'il tourne jusqu'à ce que s'en soit ridicule, drôle, ou absurde.

- Désolé. Si tu veux voir Keira, tu vas voir Keira. Sérieux, tu crois que les gens ont envie de me voir quand je me pointe à leur porte ? Bien sur que non ! Ils savent qu'ils me veulent quand je suis là. C'est aussi simple que ça.

Je l'écoute parler et je pourrais jurer qu'il se croit. Il a décidé qu'il est génial et ceux qui ne sont pas d'accord, peuvent manger leurs chaussettes. Ça m'impressionne de le voir. Il ne s'excuse pas d'être qui il est, il existe à sa pleine grandeur, impossible à effacer, impossible à diminuer. Morgan est grand, on le voit de loin, on l'entends arriver, on ne peut pas passer à côté. Ça me donne envie d'essayer, mais la peur s'agrippe à mon ventre, creusant de ses dents un nid à même mes boyaux, s'installant confortablement pour l'hiver de mes sentiments.

- Si tout le monde était comme toi, Morgan, personne n'aurait de problèmes. Sauf que si tout le monde était comme toi, nah ... j'aime mieux pas imaginer ...

On dirait qu'il émane cette confiance inébranlable. On dirait qu'il irradie le possible. Ça déteint sur moi, ça illumine un instant mes pensées noires, les ombres de mes absents, leur poids qui s'accroche à ma frêle silhouette.

- Je vais lui parler ... Bientôt ...

Merci, Morgan, de ne pas te mêler de tes affaires, de t'imposer. Merci d'être inexcusable. Qui aurait cru que je pourrais jalouser ce clown à dix langues. Qui aurait cru ...