Je ne l’avais pas vu, probablement glacée par mes souvenirs tranchants. Ce matin, je cherchais une paire de bas sous mon lit. Je suis tombée sur une boîte, de celles où on garde nos secrets, nos souvenirs. Une boîte à merveilles où s’était glissée une coupure de journal. Mon papa, c’était un héros. Un de ces grands qui n’a pas besoin d’être adulé, ou même remercié. Mais ce matin là, il a fait les manchettes. Petit article, pour un si grand trou dans mon cœur. Quelques lignes délavées sur son courage sans bornes. Une preuve sur papier, qu’il a été quelqu’un, avant d’être mon ange gardien. Mon père à moi, il me manque chaque jour. Il est mon inspiration glacée, ma force pour avancer. La brûlure d’une larme sur ma joue pour détruire la glace qu’il m’a donnée. Mes doigts essuient ma peine, permettant à mes yeux de lire que je ne suis pas seule, à avoir grandi sans quelqu’un. Jason Note, que dit le journal. Papa aura essayé, il aurait tout tenté, je le sais. Ma tête creuse autour d’un vide, autour d’un quelque chose que je n’arrive pas à saisir. Il glisse entre mes doigts, le visage semblable à celui de la photo. Parce que les morts n’auront jamais étés aussi beaux que sur papier, en noir et blanc. Contraste de leur vie, preuve qu’elle n’est plus. Les secondes glissent vers un ailleurs qui m’est inconnu. Impossible de m’accrocher au passé, l’instant présent me tire de tous les côtés. Pourquoi manquer quelque chose qui ne reviendra jamais.

Mon cœur bien planqué dans la glace de ma poitrine, mes cheveux dansant avec le vent, je rêve d’aventures et de connaissances. Mes pieds si légers sur le débarcadère de la gare. J’attends le prochain train, qui me mènera où je ne suis jamais allée. Juste le temps de m’enivrer, pour revenir embrasser maman avant de me coucher. Ses yeux ont souri, quand je lui ai dit que j’irai quelque part, sans savoir encore où exactement. Elle a souri parce que je lui rappelle papa et la façon qu’il avait de ne jamais faire attendre la vie. Alors je suis partie, le sourire aux lèvres et mes idées de petite fille en tête. Je me retourne, réalisant seulement maintenant, qu’un jeune homme est assis, sur un banc, juste derrière moi. Je cherche son visage dans mes pensées, mais je ne fais que flirter avec le vide, incapable de capturer ce qui m’échappe. Ses yeux qui fixaient ses chaussures glissent lentement vers moi. Et c’est là que ça me frappe. Il ressemble tellement à cette photo en noir et blanc. Jason Note, mort, comme mon père. Jake Note, étudiant, comme moi. Les détails filent comme du sable qu’on tente de retenir entre nos doigts. Les probabilités me disent que je l’ai déjà croisé, pourtant je ne sais pas qui il est ou ce dont il est capable. Ça m’épate, que j’aie pu le manquer, alors que nos morts se croisent. Il baisse les yeux, et semble nerveux, alors que je m’approche. Son visage est pâle et j’ai l’impression qu’il ne sourit pas assez. J’ai envie de le prendre dans mes bras, de lui dire qu’il n’est pas seul, mais j’ai appris avec le temps, que les gens réagissent de toutes les façons à de l’affection qu’ils n’ont pas prévue. Alors je tortille mes doigts ensemble, mais mes lèvres sont indomptables.

« Où est-ce que tu vas ? Je ne sais pas la destination du prochain train, mais j’y embarque. On devrait se connaître, tu sais. On a plein de trucs en commun. Alors, t’en dis quoi ? »

La maison porte un silence insupportable, même pour moi. Ma mère est abrutie par les médicaments, enfermée dans sa chambre, les rideaux fermés. Sa peau est si pâle qu’elle n’a pas du voir le soleil depuis plusieurs mois. Les cernes sous ses yeux me terrifient. Jamais elle n’a été pour moi, la mère qu’elle était pour Jason. On dit que les mères aiment leurs enfants également, mais c’est faux. Elle était constamment ébahie par son imagination, par ses dessins, par sa vivacité, et elle semblait m’oublier, ou simplement se rappeler mon existence quand je parlais. Avec le temps, j’ai cessé de lui dire quoi que ce soit, réalisant que ça n’était pas la peine. Qu’elle n’était pas vraiment là. Ça ne change rien à l’amour que j’ai pour elle. Ma mère je l’aime, j’aimerais juste qu’elle m’aime aussi. Que lorsqu’elle me regarde qu’elle ne voit pas Jason au fond de mes yeux. Rien n’a changé dans cette maison, depuis la mort de mon frère. Sa chambre est intacte. J’aime y passer du temps, faire le plein de cette confiance qu’il avait en moi. Pour lui, j’existais, et jamais je ne pourrai le remercier pour ça. Il me manque, mais parfois, quand son absence cesse d’être douloureuse, je me remémore qui il était et ça me fait sourire.

Le silence me brûle la langue et je me sens disparaître. Ce pouvoir qui est mien, n’est d’aucune utilité dans cette maison. Jamais on ne me remarque. Je m’interroge parfois à savoir si mes parents savent vraiment que je suis dans une école pour super-héros. Que je pourrais peut-être un jour être quelqu’un. Je me surprends parfois à rêver être autre chose que rien. Moi qui a si longtemps cru que c’était tout ce que je serais jamais.

Les secondes ont filé alors que j’ai refermé sur elle-même, la porte de ce domaine de morts-vivants. Mes pieds ont avancé jusqu’à se retrouver face à deux rangées de rails, sur un débarcadère dépeuplé, l’heure de pointe étant passée. Mes jambes me portent à un banc, où je me laisse tomber, à la fois las et paisible. Est-ce que c’est possible, de trop aimer la solitude. Les halls bondés de l’école me donnent la nausée, me tordent le ventre. Ici, je me sens presque bien. Mes paupières se ferment pour laisser l’air frais glisser contre ma joue, en une triste caresse, que ma mère ne m’a jamais offerte. Je n’entends pas le roulement d’un train, mais bien la cadence rythmée des pas d’une âme qui fracasse ma solitude. Ses mots sautent de haut en bas, trop vite et trop enjoués, pour que je puisse les attraper.

« Où est-ce que tu vas ? Je ne sais pas la destination du prochain train, mais j’y embarque. On devrait se connaître, tu sais. On a plein de trucs en commun. Alors, t’en dis quoi ? »

Je reste immobile, détournant les yeux, regardant derrière moi, pour savoir à qui elle peut bien parler, sachant pourtant qu’il n’y a que nous deux sur le quai. Ça me fait trembler, d’avoir à répondre. Je ne la connais pas, je crois. Je n’ai rien en commun avec personne, parce que je n’existe pas vraiment. Je reste figé, prêt à filer en douce, lorsqu’elle aura le dos tourné. Une blonde qui semble incapable d’effacer le sourire scotché à ses lèvres, mais je n’ai rien à lui dire.

Je sens les flocons qui se cachent dans l'air, ceux à venir, tout comme ceux du passé. J'arrive à peine à l'expliquer, c'est un sixième sens, une intuition, un don. Mes pensées volent vers mon papa, où qu'il soit. Ce pouvoir, c'est le lien qui nous unit, cette présence qui me laisse savoir que quoi qu'il arrive, il sera toujours avec moi. Et je souris, juste parce que je le peux, parce que je suis vivante et que je vivrai comme une tempête. Je me dis que tout le monde devrait vivre comme ça, mais je changerai les coeurs un à la fois, pas comme une despote, mais comme le vent qui nous emporte. L'air dans mes poumons danse une valse nouvelle, habillant mon bonheur de l'intérieur.

Et rien ne me fait plus plaisir que de sentir le vent contre ma joue, un vent frisquet, me rappelant sa présence. J'en reviens à mon compagnon, qui ne semble pas savoir ce qui lui arrive. Il a cette innocence qui lui pends au bout des doigts alors qu'il regarde le monde de ses grands yeux sévères. Qu'il dépose enfin le monde de ses épaules, je suis certaine qu'il pourrait enfin sourire. On ne compte pas nos morts, mais bien nos vivants. Et toi et moi, aux dernières nouvelles, notre coeur bat encore la cadence . On cours contre les aiguilles d'une montre, toujours trop vivants pour rester en place.

Le hurlement du train me fait sautiller sur place. Place à l'aventure, au voyage, aux choses encore inconnues. Le quai tremble, impatient de retrouver son vieil ami. Rien ne surpasse l'anticipation de ce qui promet d'être grandiose. La tempête gronde dans mon ventre, ennuyée d'être contenue dans un si petit corps.

« Allez, viens! » Lui lançai-je, pouvant à peine contenir mon excitement.

J'arrive pour le prendre par la main, mais il recule, comme si j'avais tenté de lui faire du mal. Et je trouve ça presque drôle, parce que je ne suis qu'une petite fille avec de grands rêve. Ça n'a rien d'effrayant. Je secoue la tête, voulant lui dire que ça n'est pas bien grave, mais que le temps presse, que notre train et nos aventures n'attendront pas indéfiniment. Alors je le laisse me suivre, alors que je salue le portier du train, un grand homme aux cheveux grisonnants, élégant dans son uniforme. Ma tête s'envole au vent, imaginant vivre dans un train, toujours voyager, même dans son sommeil. L'idée me plait, douce et excentrique.

On me pointe une banquette, dans le wagon presque vide. Un train fantôme, tel que je l'imagine. Et si le portier était un fantôme, grand et pâle, dédié à son service jusqu'à la fin des temps. Je m'installe à côté de la fenêtre, ne voulant rien manquer du paysage. Alors que je pensais me découvrir seule, je réalise, un sourire glacé à mes lèvres, qu'il m'a suivi, comme mon ombre. Ses silences sont une première pour moi, qui ai toujours un flocon sur la langue. Je me mordille la lèvre, pour contenir ma tempête. Et puis non, le paysage mouvant me transforme en ouragan.

« Je suis désolée pour ton frère, tu lui ressemble, tu sais . . . »

Les énigmes, ça me tortille. Les secrets, ça m'ennuie. On devrait se connaître, toi et moi. Alors que je lis l'incomréhension dans ses yeux, je me dis que c'est bien d'être unique, mais que tous les autres flocons ne comprennent pas grand chose à ma logique. Mon coeur se serre en pensant que peut-être, le souvenir de son frère en est un douloureux et tout le monde fait son deuil à sa façon. Ne me dis pas que tu es triste, j'aurais le coeur à vif, de savoir que j'ai fait du mal sans vraiment le vouloir. Qu'une coupure de journal, perdue sous mon lit, est la cause de ce je ne sais quoi. Alors je hoche un peu la tête, certaine que je peux nous givrer les idées.

« Mon père à moi, il était grand. Un héros qu'ils disaient. Mais pour moi, c'était juste mon papa. Il est mort, et il me manque chaque jour. Mais ça n'est pas une raison pour être triste. Alors je souris au vent qui me porte ses baisers glacés de là où il est. C'est drôle, je n'ai jamais vraiment dit ça à personne. Maman le sait sans que j'aie besoin de le dire, et les autres. . . Je ne crois pas que ça les intéresserait. Oh, et puis, j'ai tellement de beaux souvenirs de mon papa. Certains que j'ai vus, d'autres que je m'imagine. Comme celui où mon père essaie de sauver ton frère. Il était courageux, tu sais . . . »

Mon esprit déconnecté ne comprends pas pourquoi cette fille s'adresse à moi. Regarde bien, parce que bientôt je ne serai plus là. Je penche vers mon double translucide, hallucinant mon évasion, ma solitude. Le bruit strident du train coupe le fil de mes pensées. Mon coeur se débat devant ce montre de fer. Je ne suis pas fait pour l'aventure mais pour le silence hasardeux des endroits dépeuplés. Hors de ce néant qui est mon élément, je m'évade à sa recherche plutôt que de m'adapter à l'imprévisible.

« Allez, viens! »

Où, pourquoi, pourquoi moi ? Sa voix trahit son bonheur et ses pas sont dansants comme ceux d'une petite fille devant la vitrine d'une sucrerie. Je n'ai pas le temps de lui dire non qu'elle me sourit comme si j'avais déjà accepté. Comme si la perspective d'une aventure dans son monde était le rêve de tous ceux qu'elle croise. Comme si les gens normaux rêvaient tous d'inconnu. J'aimerais savoir, pouvoir prédire, connaître un peu, même si ça n'est que son nom. Elle me fait peur à vouloir autant. Je la suis sans vraiment savoir pourquoi, sans savoir où ce train ira. Ça n'est pas comme si quelqu'un m'attendait à la maison pour l'heure du souper. Où que je sois, ça ne fait aucune différence. Alors je calque mes pas dans les siens sans faire de bruit, sans me faire remarquer. Le contrôleur du train lui souris comme si elle était une vieille amie, alors que ses yeux ne se posent pas une seconde sur moi. Elle s'installe sur une banquette, laissant assez de place pour que je me place à ses côtés. J'ai froid, comme si un courrant d'air glacial avait traversé le wagon. Mes mains se planquent dans mes poches, effrayées de cet endroit tremblant.

« Je suis désolée pour ton frère, tu lui ressemble, tu sais . . . »

Sa voix coupe le froid en deux, si fraîche que j'ai peur du sens de ses mots. Le roulement du train me donne mal au coeur. Personne chez moi ne parle de Jason, c'est trop sensisble, ça fait trop mal. Je mords ma lèvre dans un sourire triste. Jamais elle n'a rencontré mon frère. Il était tout ce que je ne suis pas, et encore plus. Les mêmes yeux pour deux personnes si différentes, ça confonds les gens. Ça tue ma mère, chaque fois que son regard croise le mien. Je baisse maintenant la tête, refusant obstinément d'exister, pour ne pas lui faire du mal. Parce que même si elle a oublié depuis longtemps d'être ma mère, jamais je ne pourrai faire autrement que d'être son fils.

« Mon père à moi, il était grand. Un héros qu'ils disaient. Mais pour moi, c'était juste mon papa. Il est mort, et il me manque chaque jour. Mais ça n'est pas une raison pour être triste. Alors je souris au vent qui me porte ses baisers glacés de là où il est. C'est drôle, je n'ai jamais vraiment dit ça à personne. Maman le sait sans que j'aie besoin de le dire, et les autres. . . Je ne crois pas que ça les intéresserait. Oh, et puis, j'ai tellement de beaux souvenirs de mon papa. Certains que j'ai vus, d'autres que je m'imagine. Comme celui où mon père essaie de sauver ton frère. Il était courageux, tu sais . . . »

Je fige alors que ses mots déboulent contre ma conscience, s'écroulant sur mon invisibilité. Ma solitude devient lourde et je ne peux plus la porter. Je ne suis pas le seul, et je m'en veux de l'avoir oublié. J'aimerais me faire pardonner d'avoir pensé autre chose que du bien de ses paroles abondantes. Rassemblant mon courage, je forme des mots, certain d'avoir oublié comment parler.

« Je sais . . . »

Laissai-je tomber, platement, de compassion, pour n'avoir rien trouvé de plus intéressant à dire. J'aimerais qu'elle me confie comment on fait pour garder nos morts vivants, pour ne pas être atrocement triste chaque fois qu'ils dansent dans nos pensées. Comment la remercier, d'avoir sacrifier son père pour que d'autres aient vu leur être cher sauvé du destin, de la mort. Mon silence me laisse hagard, alors qu'elle voit des merveilles par la fenêtre, éblouie d'un simple paysage où le givre de la rosée colle encore aux arbres. Ses yeux brillent d'un bleu glacé, et j'y découvre une grâce aussi involontaire qu'elle est inconsciente. Et je me dis que son sourire est à toute épreuve. Si elle peut résister à tout ça et avoir le courage de sauter dans la vie à pieds joint, peut-être que je peux aussi faire un effort pour exister, pour Keira qui est toujours dans mes pensées, et un peu pour moi-même.

« Et je comprends, je crois . . . »

Et je sais qu'elle aussi.

Et mon coeur bondit lentement de joie, assistant au vent qui souffle contre la vitre, bruissant, chantant, terriblement beau. J’aimerais tourner le temps, le reculer, revivre les beaux moments. Apprécier ce qui passe trop vite. Tous les clins d’œil de la vie, chaque flocon tendre qui s’écrase contre ma peau. La vie est une porcelaine de givre. On ne prend pas gare et elle tombe sur la céramique, se brisant de milles éclats. Et c’en est fini, aussi rapidement que ça a commencé. Ça n’est ni juste, ni prévisible et on crie au scandale. Il suffit de vivre pour vrai, de savourer chaque brise et chaque tempête. D’avoir le cœur qui s’émoustille d’une aventure, de sentir ses doigts picoter d’excitation pour un rien du tout aux couleurs de glace. Ça n’est ni l’argent, ni la beauté qui fait le bonheur, c’est ce qu’on a à l’intérieur.

Je me dis qu’il serait temps de mettre un sourire au visage de mon ami. Parce que je l’aime bien, dans ses silences troublants. Ça me change de mon Hiver bruyant qui se pense bien drôle la plus part du temps. Le chaos sans soucis qui sort de sa bouche est pourtant partie intégrale de qui il est. Bam sans sa grande gueule, ça ne serait pas Bam. Et cette idée me fait sourire sans que j’en sache vraiment la raison. Tout est à sa place dans l’univers et l’aventure du moment présent est la plus belle. Le ciel est blanc comme la neige, nuageux comme je l’aime. Un air si frais qu’il émoustille mes sens. De quoi faire porter foulard et manteaux aux frileux qui n’ont pas apprivoisé les saisons. La glace qui brille au soleil reste quelque chose de magique. Une rareté dans ce monde de diamants et d’or. Un précieux qu’on oublie, parce qu’il est éphémère.

« Je sais . . . »

Sa voix est douce, tranquille. Un murmure à travers le roulement du train. Il pourrait être un oiseau, léger, prêt à s’envoler. Cette idée de voler vers le ciel, vers la liberté, me donne envie. Toutes ces choses que je ne pourrai jamais faire. Tous ces rêves. L’espace, le fond de la mer, les flammes et le temps. C’est à m’en faire tourner la tête. Des rêves givrés qui me poussent à toujours aller plus loin. Je suis pourtant plus que comblée de mon pouvoir à moi. Un doux murmure de mon papa à moi.

« Et je comprends, je crois . . . »

Sa voix déraille, le temps d’un doute. Je sais qu’il comprend. Que son cœur ne se remettra jamais complètement d’avoir perdu un frère, un ami, un confident. Je le sais parce que je le vis, ce manque qui fige les organes, celui qui trouble le cœur, celui qui reste coincé dans la gorge. Mon papa avait la plus belle des voix, celle d’une tempête dans les montagnes. Grave et rocailleuse, comme les échos. Et je l’entends, dans mes rêves, dans le creux du sommeil redoutable. Celui qui me fait espérer, juste un instant, de ne pas avoir rêvé.

« Tu penses qu’on peux aller dehors et sentir le vent contre nos visages. Qu’on pourrait sauter, pour explorer les bois, que ce train pourrait aller vers nos rêves les plus fous . . . »

Parce que des rêves j’en ai plein. Parfois impossibles, parfois inexplicables, mais c’est tellement mieux comme ça. J’ai envie de demain, des possibilités, de ne pas savoir. Mon cœur de glace tremble dans ma poitrine, me prouvant que je suis plus givrée que jamais. Et puis une question coupe mon élan. C’est important, de savoir qui on est. Et j’aimerais savoir qui il est, sous les faits que je connais, sous la gêne qui le fige. Alors, dis moi, t’es qui, toi ?

« J’arrive pas à me souvenir de ton nom, c’est bête, hein ? »

Ses grands yeux brillent d'une vie que je n'ai jamais sur toucher. Elle est trop belle pour être si gentille. Les autres se font les chefs d'une hiérarchie qui diminue les intrus de leur cercle fermé. C'est pas leur faute s'ils ont gardé cette mentalité élitiste. Le monde est régit par ces gens qui se croient supérieurs. Qui abusent du pouvoir pour y rester. Je ne voudrais pas d'une place là haut, même si je la gagnais à la lotto. Peut-être que le monde ne tourne pas rond. mais si c'est le cas, je refuserai simplement d'en faire partie. Une ombre de plus ou de moins ne manqueras à personne. J'ai parfois pensé disparaître pour de vrai. Tout laisser derrière et vivre dans cet entre-deux. Avoir le monde à ma portée sans que le monde puisse me toucher. Il y a tant de choses à voir, tant de chose que Jason aurait du voir. Ses yeux savaient faire la différence entre ce qui vaut la peine et ce qui n'a pas d'importance. Non, ça n'était pas ses yeux, c'était son coeur. Son coeur doré qui a cessé de battre trop tôt.

« Tu penses qu’on peux aller dehors et sentir le vent contre nos visages. Qu’on pourrait sauter, pour explorer les bois, que ce train pourrait aller vers nos rêves les plus fous . . . »

Je ne sais pas. Ailleurs, ça fait peur. L'inconnu, ça ne me dit rien qui vailles. J'ai la tête qui tourne quand l'air est trop lourd, quand la terre est trop solide. Quand on ne peut pas s'échapper des sentiers battus. Si j'avais besoin de me perdre, je m'en voudrais de la laisser là bas. Mais dans ce train, je peux filer quand bon me semble. Je peux m'éclipser si c'est trop, si les secondes se coincent dans ma gorge. Si le temps me semble trop gris pour exister. Elle est trop présente, trop complète. Ça me paralyse. Je ne comprends pas comment elle peut vouloir tout ça. Nos rêves les plus fous, je voudrais les toucher, mais ils s'éclipsent. Je rêve sans savoir de quoi. Je me réveille le coeur en morceaux parce que le plafond de sa chambre me rappelle que Jason n'est plus là. Je lui aurais donné ma place, sans hésiter. Il aurait fait de cette vie quelque chose de bien plus grand que mes insécurités.

« J’arrive pas à me souvenir de ton nom, c’est bête, hein ? »

Elle arrive à faire relever le coin de mes lèvres. Sa bonne humeur est . . . contagieuse. Elle ne pose pas la question, elle me demande de lui dire. Comme si elle avait déjà entendu dire quelque part que j'existe, mais qu'elle n'avait pas retenu. C'est gentil, de prétendre que j'existe, de me laisser croire que ça a de l'importance. Elle est loin d'être bête, ses yeux pétillants disent le contraire. Sa tête est inclinée, toute son attention vers moi. Je ne comprends pas. Je n'ai rien de particulier. C'est si facile de m'oublier. Son regard me trouble.

« C'est pas bête, c'est normal. »

Ses neurones ne sont pas les premières à avoir passé tout droit, à ne pas avoir conscience de ma présence. Pourtant, on fréquente la même école. Je connais bien des gens et entends ce qu'on dit d'eux, sans le vouloir, sans désirer les connaître. Elle n'est pas la seule à m'avoir oublié, mais elle est la seule à avoir demandé. Les choses sont comme elles sont, il ne faut pas en faire des histoires trop grandes ou trop belles, parce que la réalité est bien différente.

« Je m'appelle Jake. »

C'est tout, faut pas ambitionner. C'est assez pour le moment.