6 ans ; Il est déjà l’heure dans ma vie de faire un choix grave. Les autres enfants me trouvent différent alors que ça me crève les yeux que pas deux d’entre eux sont semblables. Etre différent, c’est juste une mauvaise façon de dire qu’on est spécial. On me pointe du doigt quand je craque, quand je chiale sous leurs mots trop lourds, on m’emmerde, on me frappe. On me donne des noms qui me collent à la peau et ne me quitteront jamais, pesant lourd sur mon âme. Je change d’école constamment mais à chaque fois, tout recommence. « Les enfants peuvent être méchants. » on dit à mon père qui me prend sous son coude et me protège les oreilles. Mais je l’entends quand même. Alors je me casse, je pense que je suis ailleurs, que je vole haut dans un ciel clair et que rien ne m’atteint. Quand on repart, il me dit « Je t’aime, fiston. » « Moi aussi, Papa. » « Je t’aime, fiston. » « Moi aussi. » « Je t’aime. » « Je sais. » « Alors ne l’oublie jamais. »

Ça y est, j’ai décidé. J’ai décidé que les autres sont une gigantesque merde condamnée à l’enfer, qu’il n’existe aucun triomphe pour les hommes ni leurs fils depuis que leurs grands-pères les ont lié pieds et mains dans le dos. J’ai décidé qu’ils avaient tord et je l’ai marqué moi-même sur le plâtre autour de mon cœur « ils ont tord ». Je ne suis pas ce qu’ils disent de moi. Je suis l’enfant que mon père voit. Je suis le garçon de six ans qu’il ne souhaiterait pour rien au monde différent. Il m’aime hyperactif, heureux et bon. Je ne suis pas la haine qu’ils ont mise dans mon cœur. Je ne suis pas la méchanceté ni la rancœur. Je suis le sourire qui leur pardonne tout, leur donnant rendez-vous dans vingt ans. Quand je serai grand, tout aura changé. Je serai libéré.

10 ans ; Mes parents divorcent. A l’école, on me demande ce que je veux faire de ma vie. « Être libre. ». Les mots déferlent toujours sur moi avec une violence croissante. Dans mon nouveau chez moi, on n’a pas de télé. On n’a pas de téléphone. On n’a pas d’antenne et on est heureux, mon père et moi. On n’est pas guidés par des programmes qui nous disent quoi penser, quoi manger, comment nous habiller. On lit, on imagine. Il m’apprend que ma mère n’a jamais voulu dire toutes les choses qu’elle criait le soir, qu’elle était fatiguée, que ça tombait juste sur moi. « Ne t’en fais pas. » Mais je ne m’en fais pas, tant qu’on est tous les deux.

J’ai eu zéro. “Être libre”, ça ne compte pas. Ça voulait juste dire que je rêvais, que c’était ça que je voulais faire de ma vie : rêver. Que j’voulais d’un endroit où je pourrai leur dire à tous que je les emmerde, sans qu’on me punisse la seconde d’après. Je voulais un endroit où on m’appelle pas Bouboule et Gros Tas parce que je ressemble pas aux garçons de mon âge. Je voudrais pouvoir juste me secouer et regarder tout ce que j’ai autour du ventre tomber en morceaux à mes pieds. Parfois je voudrais leur ressembler, me tailler le corps avec une pelle pour être carré et rentrer dans leurs cases toutes faites. Je voudrais quitter ma peau comme un manteau. Qu’on m’enlève au monde pour m’y rendre un jour où il ressemblera à l’idée que mon père a de lui. Je chasse toute la méchanceté qu’il me reste, hors de moi. Je me défais des jurons, de la haine. « Je t’aime, fiston. » Et de tous les éclats de voix. « Moi aussi, Papa. »

15 ans ; J’ai vu quelqu’un sans rien, et j’ai compris. La liberté réside dans la privation d’espoir. J’ai décidé d’arrêter de croire qu’un jour les agressions cesseront de me tomber dessus. J’ai décidé de renoncer aux autres. J’aurais aimé abandonner les surnoms de mon enfance avec tous les kilos qui se sont envolés mais ils sont restés et ont fait de grosses tâches sur les miroirs en face de moi. Je n’ai vu que ça. Alors j’ai décidé encore. J’ai décidé que ce n’était pas à moi de changer, mais à mon miroir. Je me suis assis devant un reflet géant, me forçant à fixer le gamin qui me renvoyait mes regards sans comprendre, sans comprendre, sans comprendre. Jusqu’à ce que je regarde de plus près, pendant plus longtemps. Jusqu’à voir au-delà de l’enveloppe de chair qui me barrait les rêves. Et j’ai forcé une introspection sur ce que j’avais de plus beau et a fait que j’en étais arrivé ici. Face à Sonny.

J’ai essayé de m’élever, de me défaire de tout ce qui me retient le corps à terre. J’ai quitté ma tête, libre esprit, jusqu’à me sentir flotter dans les airs, libéré d’entraves. Mais un putain d’éclair m’a fendu l’âme. J’ai retrouvé ma carcasse dans l’herbe, devenue douleur. Devenue misère. Devenue le malheur dont je purgeais mes veines. J’ai eu mal et garderai cette horreur jusqu’à la mort. « Qu’est-ce qui manque chez moi, Papa ? Qu’est-ce qui me façonne, pourquoi je suis comme ça ? » Mais la beauté simple, toujours, s’est rappelé à ma personne. « You’ve been created by someone whose hands tremble. »

18 ans ; J’ai de la barbe. Je n’ai pas dormi depuis bientôt trois ans. Cette chose va me permettre de vivre des siècles ou de très, très vite crever. J’ai pas encore décidé. Le vieux plâtre autour de mon cœur brisé de môme tient bon. « Ils ont tord », j’ai signé et peux y lire encore. Je ne suis pas les surnoms dont ils m’ont affublé à l’époque, pas plus que ceux dont j’hérite au seuil d’un nouvel âge. J’ai trouvé l’endroit dans lequel je peux leur dire que je les emmerde sans détour. J’ai trouvé l’endroit dans lequel leurs insultes trouvent tour à tour silence et réponses. J’ai trouvé l’endroit dans lequel je suis moi et il s’appelle l’Aplomb.

On m’a reproché des choses par centaines. Le fait que j’ai l’air de ne jamais cligner des yeux. « T’es trop intense. J’ai l’impression d’être à poils, que tu vois mon âme. » Le fait que les jurons ont l’air beaux, dans ma bouche. « Ridicule. » Le fait que mon rire soit rauque. Certains mots me sont quasiment interdits depuis. « C’est pas crédible d’être si adorable. » Et mes reproches préférés restent ceux des femmes. On m’en a voulu d’être là. On m’en a voulu de ne pas y être. On m’a reproché mon prénom, mon âge, ma tête. Et puis un jour, j’ai fait griller leurs micro-ondes. Ils ont déversé sur moi haine et fusibles, grillant ma faim, mettant à l’épreuve les millions de « Je t’aime » qui m’apaisent. Mon crâne en vrac a accueilli leurs insultes, y répondant par le geste, il a encaissé leurs conneries, leurs menaces, toutes ces horreurs que j’entends depuis toujours et connais par cœur. J’ai caché la turbine qui me sert de corps, l’infatigable amas de volts et de lumière qui circule en mon sang, sur ma chair. Tremblant pour la première fois depuis longtemps, je me suis foutu sous une paire de grandes mains, pensant à mon père. « I love you, son. » « I know. » A ses mots qui ont tatoués ma peau. Rappelle-moi pourquoi nous sommes spéciaux. « We’ve been created by someone whose hands tremble. »